Ode à la mélancolie.

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Ary666 Ode à la mélancolie. 0 01/10/12 à 22:47

« Ces choses-là sont comme des tempêtes : on est d'abord transi, foudroyé, impuissant, puis le soleil revient ; on n'a pas complètement oublié l'expérience, mais on est remis du choc. »
Kressmann Taylor, Inconnu à cette adresse.


22.04.12

Chers vous,

Je me rends compte que ma mélancolie vient d'une incapacité à créer un silence complet dans mon esprit. Il y a toujours une présence extérieure qui prend le dessus sur la vie intérieure, l'empêchant radicalement de s'épanouir. Une présence intérieure peut aussi empêcher l'épanouissement intérieur : les pensées noires, les encombrements de l'esprit, les présences parasites. Parasitée. Voilà. Je suis parasitée.
Je chéris tant cet état d'harmonie totale. C'est cet état auquel j'aspire à chaque vacances : un sentiment de paix profonde qui ouvre entièrement l'esprit, et qui donne cette impression merveilleuse que tout est possible. Je me demande finalement si ce n'est pas cet état, et uniquement cet état que je souhaite atteindre et faire perdurer au cours de ma vie. Ce sentiment de puissante connexion à son fort intérieur, et qui mène à tout : à la création, à l'action, à l'imagination, à la force contemplative, aux idées neuves, à la confiance totale, au bien-être inhérent, à la communion avec soi-même et avec les autres.
La vie en société, comprenant l'acceptation obligatoire et constante du monde des autres, m'épuise très vite. Elle ne permet pas l'introspection, le retour sur soi, le retrait sur les évènements. Le rythme ne le permet pas : le mouvement est perpétuel, les autres sont à tout moment en notre présence. Même quand ils ne sont pas là, ils sont quand même là.
Je peine tant à écrire ce texte. Si vous saviez ! Ah ! Lavez-moi de ma mélancolie, délivrez-moi de ce vague sentiment d'oppression, donnez-moi un état d'esprit harmonieux ! Ma solitude n'est causée que par ma propre absence ; les autres, hélas ! ne me seraient d'aucun secours. Tant de fois j'ai tenté de trouver la consolation dans les mots des autres, dans leurs paroles réconfortantes ; mais qu'ai-je retiré de tout cela ? Une solitude encore plus grande de n'être pas comprise et de ne pas ressentir toute la tendresse d'une présence. J'ai tant besoin de moi-même, tant besoin de faire vivre mon monde, et d'endurcir ce monde pour ne pas me sentir agressée par celui des autres.
Les mêmes émotions se perpétuent indéfiniment. Combien de fois ai-je tenu ce discours ? Des milliers de fois. Est-ce que l'on se stabilise en grandissant ? Croyez-vous qu'un jour cette mélancolie si familière cessera d'exister ? Pourrais-je un jour atteindre cet état de plénitude absolue qui fait naître l'or ?
Il est fort probable que je parte vivre à Prague les six premiers mois de l'année prochaine. Quelle pourrait être ma vie, là-bas ? Oh ! J'y serai anonyme, parfaitement anonyme, et cet anonymat me fera vivre hors du temps. Peut-être est-ce finalement la seule chose qu'il me faille pour vivre heureuse. M'extraire du temps.
Je ne comprends pas le rapport que les gens entretiennent avec le bonheur. Beaucoup de personnes affirment qu'elles sont heureuses. Mais d'où vient-il, ce bonheur ? Quelle en est la cause ? Quand je vois ces mêmes personnes, je ne me dis pas qu'elles sont heureuses. Elles sont plus ou moins heureuses, oui, mais elles ne sont pas heureuses. J'ai l'impression que le bonheur est quelque chose qui ressemble fortement à l'amour – cela vous déchire les entrailles, vous retourne le cœur tout en préservant la plénitude et la liberté de votre esprit. C'est un état si profond, si élevé ; comment pourrions-nous l'atteindre sans y travailler, sans y réfléchir sérieusement au préalable ? Peut-on envisager un bonheur qui ne soit pas le fruit d'une affirmation passionnée ?
Je crois que je suis capable de faire perdurer un état de force intérieure. Peut-être y arriverais-je dans le froid de la Bohême ? Je serai dans l'ailleurs, en transit, dans une bulle romantique et romanesque, dans l'apaisement d'un froid violent et sec ; seule, écrivant ma vie, luttant contre le temps, l'espace et la mélancolie. Ma vie sera un enfer ou un paradis – je refuse toute demi-mesure. J'errerai dans les sombres ruelles tel le Golem de Meyrink, attentive aux visages nostalgiques des hommes tchèques. Qu'importe si je souffre : l'écriture sera mon pansement. Mais diable ! qu'importe si je souffre : je vivrai l'aventure, la vraie, la grande ! Violente, brutale, assassine ; toutes les souffrances sont acceptables au prix de l'aventure. Car lorsque l'on revient au pays natal, c'est de l'or que nous tenons entre nos doigts. Je conterai : « voyez-vous, jeune fille, lorsque j'étais à Prague, en plein cœur de la Bohême, j'errais sur le pont Charles tel le Golem errant dans les sombres ruelles ; et lorsque le soleil se couchait, vers 16 heures 30, alors que le ciel déversait sa pluie de neige, le cœur léger je pouvais enfin prendre ce vieux train qui menait vers... »
Ah... Mes pauvres amis... mais que ne ferions-nous pas pour l'histoire – pire encore, pour écrire l'histoire. Oui, finalement, il n'y a que cela que l'on recherche au cours d'une vie : l'histoire. La bonne histoire, celle qui colle, qui colle profondément à ce que nous sommes. Il y a tant d'histoires possibles et envisageables. C'est effrayant. Quels chemins prendre ? Où aller ? Comment savoir ce qui nous correspond le mieux ?
J'irai vivre à Prague, et Prague deviendra l'histoire.

Oh lecteur, comme je m'attriste d'écrire des choses si mélancoliques, comme je souffre de ne pouvoir poser un nom sur cette tristesse latente. Ce que j'écris-là n'a nul intérêt, ni pour moi ni pour vous. Je cherche la cohérence, la précision, la fluidité et le cheminement d'une pensée bienfaitrice – et voilà que je ne puis donner autre chose qu'un monologue intérieur désordonné et malheureux. Pardonnez-moi, pardonnez-moi cent fois. Ecrire ces lignes me permet t-il de guérir ? Dois-je persister à les écrire, ou est-il préférable de vaquer à une autre activité ?
Mais aucune activité ne me convient. Lire me donne le mal de mer. Regarder des films me fatigue. Peut-être devrais-je dormir ? Peut-être bien... Je suis si fatiguée, si fatiguée... Qu'aimerais-je que quelqu'un soit en ma compagnie, ici sur cette mezzanine ; ou bien là, dans mon cœur, une présence chaleureuse et réconfortante. Mais je suis seule, de cette solitude laide et détestable dont pas même un chat ne voudrait. Pardonne ma faiblesse, lecteur, pardonne-la... tu es ma seule consolation.


« Mon cerveau est pareil à une balance, un poids infime le fait pencher. Hier il était équilibré ; aujourd'hui, il fléchit. »
Virginia Woolf.


23.04.12

J'ai tellement honte de ma mélancolie, tellement honte de mes vagues de chagrin. Ah ! Terribles sentiments ! Pourquoi les gens qui éprouvent une souffrance ne s'en libèrent-ils pas ? Pourquoi restent-ils là, cloîtrés, immobiles dans leur chagrin ? Seigneur Jésus... J'ai tellement honte. Nous sommes fatigués, fatigués, l'entendez-vous ! Voilà la réponse. Nous sommes fatigués. Les gens ne réagissent pas par épuisement – parfois même par paresse. C'est qu'il faut se lever tôt, pour être heureux ; il faut aller le pêcher loin, là-bas, dans les dunes, le bonheur. Mais nous sommes trop fatigués pour y aller, nous sommes trop faibles. Doux Jésus... Qu'est-ce que j'ai honte de me voir appartenir à cette race faible d'être humain. Je n'ai aucuns motifs de plaintes. Aucuns. On m'a tout donné : le pain, le gîte, l'amour, l'éducation, la rêverie. Pourquoi est-ce que je n'honore pas dignement cette vie à chaque minute qui passe ?
Je suis effrayée quand je vois qu'un état d'esprit peut être changé en moins de quelques minutes, sans que rien d'apparent ne se passe, sans qu'aucuns présages ne s'annoncent. Un tel phénomène ne devrait pas exister.
Voyez. Un homme est face à la mer, seul, en contemplation. La mer est calme, douce ; le ciel légèrement maussade ; le soleil donne ses derniers rayons au monde. L'homme est serein, dans un état de paix intense, profondément présent à lui-même, puissamment heureux et vivant. Rien ne lui manque. La vie est là.
Rien à l'horizon ne gronde, rien ! Rien du tout. Et puis, et puis, et puis... Ô dieux...
Quelque chose vient se briser. Le silence de la mer, l'harmonie, l'état de plénitude. Tout d'un coup, comme ça, sans prévenir, le vide.
L'étrangeté.
L'horreur.
Le non-sens.
Le néant.

L'homme s'approche de la mer. Ils se regardent intensément. Il avance et se laisse engloutir.
L'homme est mort.

Voilà. Voilà ce que je dénonce ce soir, voilà ce qui hurle en moi ce soir sans que ce cri ne puisse sortir de ma bouche. Mais pourquoi ? Pourquoi l'état de notre esprit est-il si fragile, si sensible à l'orage ?
Je voudrais hurler dans un désert, réciter cette phrase comme un mantra : « Ayez pitié de moi, ayez pitié de moi, ayez pitié de moi... » Ayez pitié de moi !
Je ne veux pas être faible, je ne veux pas que de tels sentiments viennent arracher à ma vie ce qu'elle a de plus précieux. L'entendez-vous ! Je refuse la mélancolie, je refuse le chagrin, je refuse l'angoisse et la solitude ! Cet état que je ressens en ce moment, je ne le veux pas, je ne le veux plus, je... et pourtant...tel un cercle vicieux il reviendra un jour ; demain peut-être ou même ce soir... Doux Jésus...

Et je tremble encore plus lorsque je comprends que cette peine peut elle aussi être changée en beauté, en moins de deux minutes parfois même, simplement avec des pensées, des rêves nouveaux, des idées... mais que faisons-nous ? Nous continuons à broyer le vide, à le broyer en mille morceaux pour le multiplier davantage, alors qu'il est parfois si simple de se sauver !
Imaginez un homme prisonnier depuis plus de trente années, déterminé enfin à mettre un terme à son existence, et puis, et puis... et puis soudain une pensée, juste une pensée, un rêve, une folie, une envie, un espoir... La liberté.
La joie.
La plénitude.
Le sens.
La vie.

Nos vies ne tiennent parfois qu'à un fil. Une action, un choix, une pensée, une seule pensée peut bouleverser l'entièreté de notre existence.



« Chaque homme est seul et tous se fichent de tous et nos douleurs sont une île déserte. Ce n'est pas une raison pour ne pas se consoler ce soir dans les bruits finissants de la rue, se consoler, ce soir, avec des mots. Oh, le pauvre perdu qui, devant sa table, se console avec des mots, devant sa table et avec le téléphone décroché, car il a peur du dehors, et le soir, si le téléphone est décroché, il se sent tout roi et défendu contre les méchants du dehors, si vite méchants, méchants pour rien. »
Albert Cohen, le livre de ma mère.


24.04.12

Il y a un moment où les pensées s'additionnent entre elles et deviennent claires et limpides. C'est de là que nait un texte. Lorsque l'on trouve enfin un sens commun à des pensées disjointes, en sachant très clairement vers quoi l'on chemine. En fin de compte, c'est un peu comme dans la vie. Notre personnalité est un contraste immense, et pourtant il faut trouver une cohérence qui puisse nous mener vers ce qui sera notre chemin. Le fil.
Une des causes de mon chagrin aujourd'hui est cette absence de cohérence, cette impossible harmonisation. J'arrive à un stade où je sais que je peux écrire longuement, avec tact, finesse et cohésion. Je voudrais commencer à écrire des livres, à m'étaler sur de longs projets.
Projet. J'ai longtemps employé ce mot. J'ai toujours eu de grands projets, de grands projets vagues, oui, sans doute. Dans moins de dix jours j'aurais 20 ans, et je me dis qu'il serait peut-être temps d'avoir de vrais projets. Vingt ans... Misère, misère...A mes dix-sept ans, j'ai eu cette phrase en tête : « plus qu'un an à vivre ». Comme si, à dix-huit ans, quelque chose allait se rompre. Mais rien ne s'est rompu. Rien du tout. J'ai continué à vivre normalement, j'ai continué à être la fillette que j'ai toujours été.
Je n'ai pas le souvenir de m'être dit « plus qu'un an à vivre » lorsque j'ai eu dix-neuf ans. Pourtant, j'aurais pu le penser. Vingt ans. Oui, vingt ans, cela sonne un peu comme dix-huit ans. Cela sent la fin... la fin... la fin de quelque chose. La fin d'une vie, la fin d'une époque, la fin d'une ère. Ô Seigneur... j'ai presque vingt ans et je ne veux toujours pas grandir. Ce n'est plus possible, vraiment. Vingt ans, c'est trop vieux, trop grand, trop... c'est trop. Je crois que je vais avoir quelques ennuis plus tard, quand je serai vraiment grande. Et si je ne grandissais jamais...
Il n'y a qu'une chose que je retiens de ces sept années d'écriture. On ne peut pas mentir quand on écrit, quand on écrit vraiment. On ne peut pas faire semblant d'être quelqu'un d'autre. Et pourtant, qu'aimerions-nous parfois être quelqu'un d'autre...
Si j'écris, l'émotion décrite doit être ressentie au moment même où je l'écris, sinon, c'est un mensonge. Et les gens se rendent vite compte lorsqu'il y a un décalage entre l'écriture et l'état d'esprit, ne serait-ce que d'un millimètre. C'est cela que j'entends par « on ne peut pas mentir ». Il faut vivre, il faut revivre ce que l'on écrit dans une ambiance créative.
A cet instant je suis livide ; cela veut-il dire que je ne puisse pas écrire ? Peut-être bien... peut-être bien...
Je me souviens avoir écrit cette phrase, un jour, c'était il y a deux ou trois ans me semble t-il. « Ecriture, je te nomme joie ». J'ai écrit cette phrase. J'aurais très bien pu écrire l'inverse. « Ecriture, je te nomme tyrannie ».
Toute ma vie je voudrais pouvoir penser cette phrase. Ecriture, je te nomme joie.

« Dire son histoire crée un sentiment de soi cohérent. C'est une réconciliation entre les deux parties du moi divisé. Le moi socialement accepté tolère enfin le moi secret non racontable. »
Boris Cyrulnik.

« Les gens qui aiment les autres les voient tels qu'ils sont : fragiles. »
Christine Orban.


25.04.12

Croyez-vous que je doive me faire violence ? Croyez-vous qu'il serait sage de m'enfermer dans une salle minuscule afin que je fasse les lectures que je ne fais pas en temps normal, quitte à en pleurer chaque jour ?
Je lis actuellement les premiers écrits de Nietzsche, de 1858 à 1864, autrement dit de ses quatorze à vingt ans. Comment ne pas être profondément touchée par ces pensées et récits autobiographiques ? Oh, très sérieusement, je crois que nous aurions pu être de très bons amis. Ce jeune homme contait ce qui était sa vie, il la contait avec force et tendresse ; c'était un poète, voyez-vous ; et un chercheur ; et un wanderer ; et... et c'était un homme vrai.
Nous voici plus d'un siècle après sa mort. Cette phrase m'a bouleversée : « Ces braves gens sont de merveilleuses fleurs de culture, mais ils ne savent pas que mon père est mort. »
Non, ils ne le savaient pas, ils ne le savaient pas... Et tant de gens, cent ans plus tard, se passionnent pour les livres de Nietzsche sans jamais s'intéresser à ce pauvre petit livre intitulé Premiers écrits, sans jamais s'intéresser à ce qui était sa vie. Si j'écris des livres, qui se souciera de ces écrits-là dans cent ans ?
Qu'aurais-je aimé que l'enfant Friedrich fut ici, sur cette mezzanine ; qu'aurais-je aimé lui conter la somme de mes tourments et de mes solitudes ; et qu'ensemble nous puissions rêver à des horizons nouveaux, à des printemps joyeux, à des voyages à l'autre bout de la Terre... Mais il est mort, mort ! voyez-vous, il est mort. L'adolescent qui conte sa vie et ses pensées n'a pas idée de ce qu'est le siècle aujourd'hui, cent ans plus tard, tout comme je n'aurais pas idée de ce que sera le siècle à venir, cent ans plus tard.
Friedrich avait cette chance d'être un garçon sérieux à l'étude : il apprenait, étudiait, lisait abondamment, se cultivait dans tous les domaines. J'ai le triste malheur d'être paresseuse, rêveuse, distraite et trop fascinée par les choses en mouvement pour me concentrer sur une anthologie ou une pléiade. L'inanité d'un livre m'effraie ; l'abondance d'informations qui jaillit de ces petites choses fait naître en moi un vertige. Des milliards de livres, des milliards d'informations, de témoignages, de savoirs et autres sciences ; et moi, au milieu de tout cela, Ariane écrivant, complexée par tout ceci, se répétant à outrance : « Il faut lire ! Il faut lire si tu veux évoluer, si tu veux être plus intelligente encore ; il faut lire si tu veux grandir un jour ! » Sainte Marie ! Laissez-moi en paix !
Il ne devrait y avoir aucuns impératifs. Aucuns. Et pourtant ! pourtant ! Si je lisais plus, si je lisais beaucoup plus, sans doute écrierais-je mieux, et plus abondamment, et plus joliment, et plus intelligemment ; et peut-être mes sources de joies seraient-elles plus nombreuses à la lecture de pensées si profondes et si belles ; peut-être ma vie se verrait-elle égayée, enrichie, améliorée ! Alors, je vous le demande ; dois-je me faire pénitence ? Dois-je me faire prisonnière des mots et des idées ? Mais je n'en n'ai nulle envie, je n'en n'ai nulle envie ! Si ce complexe disparaissait, si le temps des tristesses et des mélancolies s'amoindrissait, si la vie était entièrement de mon parfait contrôle, tout serait simple et limpide : je lirais suivant mon bon plaisir, sans contraintes et sans absurdes angoisses.
Ouvrir un livre et le lire demande un apaisement de l'esprit, une tranquillité : comment s'ouvrir aux autres si nous ne sommes pas nous-même sereins ? Je ne me nourris presque essentiellement que de ma propre substance, et sans doute est-ce une des causes de l'errance de mes pensées, de leur absence de canalisation.
Il y a trois façons de concentrer nos pensées : parler, écrire, lire.
En parlant – je veux dire en dialoguant – je centralise mes pensées ; je suis forcée de créer une harmonie pour me faire comprendre de mon interlocuteur – je suis obligée de faire cet effort intellectuel. Au fil de mon expression, je me délivre de mes hantises et de mes incompréhensions ; mon interlocuteur mêle à mes idées ses propres idées ; mon âme est apaisée.
En écrivant, je me contrains aussi à cet effort de mise en ordre ; non seulement pour me faire comprendre, mais aussi – et surtout – pour me comprendre moi-même. Ecrivant, je me libère aussi de mes troubles ; je laisse à ma feuille l'entièreté de mes tourments pour ne pas les emporter de nouveau dans mon cœur. Contrairement à la discussion, je suis seule ; je monologue, je soliloque ; je peux certes m'inventer des personnages imaginaires, mais je demeure dans cette solitude spirituelle à la fois paisible et tortueuse, en lutte, que seuls les écrivants et les écrivains peuvent connaître. Ecrivant, mon âme s'apaise.
Et il est un troisième type de canalisateur d'énergie de la pensée, d'une nature différente bien que familière aux deux précédentes : la lecture.
Parlant je confie mon âme à un être que je vois, que je peux toucher de ma main ; un être qui n'est pas mort et qui peut entendre le son de ma voix – écrivant, mon âme ne se confie qu'à moi-même ou à un public imaginaire – mais lisant, à quelle présence puis-je espérer si ce n'est celle d'un mort ou d'un individu qui jamais ne connaîtra mon visage ? J'aime lire les ouvrages des gens que je côtoie dans la vie de tous les jours ; mais les autres, ah ! combien me faut-il de temps avant d'oser m'aventurer dans leurs pages ! A qui ai-je à faire ; je ne le sais pas ; je n'en sais rien – puis-je leur faire confiance ?
Lire guérit ; lire guérit dans une grande solitude semblable à celle de l'écriture : lisant je suis seule, je m'imprègne d'hommes et de femmes aux pensées riches et aux vies intenses ; je me concentre sur des pensées qui s'ajoutent aux miennes, et, ce faisant, je vois mon propre esprit s'assouplir, se tempérer, s'apaiser. Lisant, mon âme s'apaise.
Mais comment, vous prie-je, pourrais-je lire en paix si des pensées occupent mon esprit d'une façon sinistre ? Comment pourrais-je me concentrer sur les pensées des autres alors que mes propres pensées me déchirent ? Et me voilà incapable de monter dans ma chambre, de fermer la porte à double tour, et de me retrouver face à l'ignoble sentiment de solitude que me confèrerais la lecture d'un livre ! Il me faut parler, il me faut écrire, il me faut dire pour me libérer ; que puis-je bien dire à un livre dont la seule vie se trouve dans des lignes tapées à la machine ? Et lui, que me répondra t-il, à moi Ariane ? Rien du tout, rien du tout ; tout comme mes textes s'adressent au monde entier : je ne m'adresse pas à toi, à toi lecteur dont je ne connais ni le nom, ni le visage, ni l'identité. Friedrich n'est pas là, vivant, parlant, écrivant sur cette mezzanine – il est ici, dans la froideur glaciale de ce livre, son âme emportée à jamais dans les méandres de la mort. Ai-je besoin de cela ? Ai-je besoin de ce froid terrible pour délier mon âme ?
La solitude de l'écriture m'est plus supportable que celle de la lecture.

Rira t-on de moi si me proclamant du monde des Lettres je n'ai qu'une connaissance très vague des œuvres de Stendhal, de Schopenhauer, de ce bon vieux Friedrich, de Flaubert ou de Rabelais ? Croyez-vous que des hommes et des femmes au rire sardonique et aux intentions peu honnêtes puissent se moquer de mon manque de lectures ? Pensez-vous que cela puisse jouer en ma défaveur ?
Mais le pire, me semble t-il, reste encore le domaine de la philosophie : combien d'étudiants en philosophie se sentent-ils les détenteurs d'une connaissance hautement supérieure à toutes les autres ? Croyez-vous qu'il soit de notre devoir de percer tous les secrets du monde que l'on puisse percer ; de comprendre avec précision tous les mécanismes intellectuels existants ?
Mais ces braves gens, se proclamant du monde des Lettres, ont-ils seulement idée du sentiment magique que confère la naissance d'une seule pensée ?

Ces braves gens sont de merveilleuses fleurs de culture, mais ils ne savent pas ce qu'est ma vie.

J'ai parfois un peu honte de nos études de Lettres Modernes. Soyons sérieux deux minutes : nous n'y apprenons presque rien. La nourriture intellectuelle que l'on nous donne est globalement pauvre ; inutile de se voiler la face, c'est une réalité.
Bien. Ceci est un problème. Cela joue t-il en ma défaveur ? Peut-être bien. Et pourtant... Comme je viens de l'expliquer précédemment, je ne suis pas un rat de bibliothèque qui donne tout aux études. Je préfère le sel d'une rencontre étrange à la lecture solitaire d'un livre.
Peut-être aurais-je dû changer de fac, ou m'orienter vers d'autres filières... Mais cela voudrait dire quitter Avignon, quitter Margaux, quitter Marie, quitter Christian, quitter Rodolphe, quitter Albane...Changer d'histoire, avec de nouveaux personnages, de nouveaux lieux, de nouvelles histoires. Ah... Je suis si attachée, si attachée à cette vie, malgré tout, à cette vie là, à Avignon, à la fac de Lettres Modernes. Et pourtant rien ne me retient. Rien du tout. Mais le changement doit être brutal ou ne doit pas être : c'est le bout du monde, ou rien du tout.
Prague deviendra l'histoire.



Hier soir j'ai été pris d'une subite envie de voyager, et de voyager d'une manière singulière, sans argent. Il me semble en effet que la vie est moins pleine d'intérêt si tous les besoins sont satisfaits que si l'on se fie au hasard sans se soucier du lendemain. Qu'on garde quelque chose en réserve pour faire face à l'imprévisible, c'est tout naturel. Je tenterai bien une excursion de ce genre pendant les vacances de la Saint-Michel. Je crois que ce serait très amusant. Aller droit devant soi, être hébergé par le premier venu, rencontrer deux ou trois aventures, ce serait merveilleux.

Friedrich Nietzsche, Premiers écrits.


« J'avais vingt ans quand Jean d'Ormesson m'a dit : « Quand on est paresseux et ambitieux, il faut devenir écrivain. »
Christine Orban.


« La littérature c'est la preuve que la vie ne suffit pas. »
Pessoa.


26.04.12

Je viens de lire deux petits livres où se mêlent citations de grands auteurs et petites phrases de Christine Orban. Je voudrais confirmer ce que j'ai écrit hier. Lire guérit. Parfois entièrement – c'est la sensation que j'ai eue en lisant l'Elégance du hérisson – parfois un petit peu, un tout petit peu, en lisant simplement quelques phrases.
Lire guérit est le titre d'un livre de Stéphanie Janicot. Je lui avais écrit une lettre suite à la lecture de ce livre. Elle m'avait répondu.
Je pense à ces trois femmes. Muriel Barbery, Stéphanie Janicot, Christine Orban. Elles m'apparaissent comme des puits de sagesses inépuisables. Je voudrais devenir un peu comme elles, plus tard. Etre totalement calme, apaisée ; écrivant, lisant, aimant. Dans la paix.
Croyez-vous que ce que j'écris a le pouvoir de guérir les autres ?

Je me donne de grands airs souvent quand j'écris, j'emploie de grands mots, j'exprime de grandes idées et de grands rêves ; mais quelle est la réalité de tout cela ? Je me pose en héroïne de roman, en personnage rocambolesque, mais au fond je vis comme tout le monde (mais c'est absurde de dire ça puisque tout le monde a une façon de vivre qui lui est propre). Il n'y a qu'une chose qui compte : que vivez-vous, vous, dans votre tête ?
Je parlais de ça avec Albane, l'autre jour. Elle me disait qu'elle rêvait beaucoup, en continu ; elle me disait : « Je marche dans la rue et je m'imagine que je suis une jeune fille juive sous l'Occupation, que je dois courir pour ne pas me faire prendre ! »
Et je crois qu'au fond, il n'y a que cette réalité là qui importe. Ce que nous vivons dans notre tête, dans nos rêveries, dans notre imagination. Quel goût a le réel, autrement ? Quelle saveur nous offre t-il si nous ne faisons pas l'effort de lui en donner une ?
Tout est neutre par essence. Il n'y a pas une seule réalité qui soit objectivement intéressante ou non. Et finalement, c'est la même chose pour la vie en général.
Je serai tellement curieuse de savoir comment vivent les gens, tellement curieuse de savoir comment ils ressentent les choses, ce qu'ils voient avec leurs yeux, avec les yeux de leur imagination.
Et au bout du compte, la vie réelle ressemble beaucoup à la vie rêvée. Elles se confondent ; la vie rêvée est une part inhérente de la vie réelle. Quand Albane imagine qu'elle est juive, elle est juive. Personne ne le voit, personne ne le sait, mais elle l'est. Dans sa tête.
Je ne crois pas qu'il puisse exister plus belle réalité que celle-ci. Celle qui transcende la neutralité du réel pour le transformer en beauté.
Que vivent les gens sans rêves et sans imagination ? Que voient-ils de la vie, comment leur apparaît-elle ?
Je marche dans la rue, croyant vivre à cet instant la même réalité que les gens qui m'entourent, et pourtant nous sommes tous dans des mondes différents.

Je crois qu'être heureux, c'est être au plus proche de ce que l'on est, sans avoir peur de ce que le monde entier pourra en dire. Cela implique une connaissance de soi, mais aussi une affirmation passionnée comme je l'ai dit il y a quelques jours. Affirmer profondément la beauté et la justesse de notre monde personnel pour ne pas que les autres le salisse.

J'ai une pensée pour Stig Dagerman, Jacques Brel et Friedrich Nietzsche ce soir. Ces trois hommes m'ont ému, dans leur vie comme dans leur mort, et leur inexistence aujourd'hui m'a prise au cœur. Pour honorer la vie qui fut la leur, un instant, je voudrais cesser cette mélancolie qui paralyse mon âme.
N'oubliez jamais qu'il se passe des choses affreuses dans le monde à chaque minute qui passe, et que la force de notre mélancolie est peu de chose face à l'horreur véritable. Pensez à cela si vous souffrez.
Concentrez vos pensées ; jetez-les sur du papier ou sur un ami. Ou écoutez simplement un livre vous parler. Ou un ami.

Toi, lecteur, qui comme moi aime la vie, aie le dernier mot sur celui qui ne l'aime plus.

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