L'hésitation du funambule

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Samoth L'hésitation du funambule 6 19/07/12 à 11:35

Merci d'avance aux courageux qui liront. Comme d'hab, avis et critiques sont les bienvenues. Smile Jap


Y a beaucoup de choses, beaucoup d'évènements dont on ne se souvient pas. La plupart des choses que l'on fait ou que l'on nous fait, que l'on dit ou que l'on nous dit, ou les oublie un jour, une semaine, un mois, un an plus tard. Et heureusement. Vous imaginez contenir toute une vie dans sa mémoire ? C'est la saturation assurée, l'explosion.
Et puis d'un autre côté, on a des scènes, des moments particuliers qui restent à jamais gravés dans notre petite tête. Certains semblent insignifiants, d'autres extraordinaires... tout cela s'entasse pêle-mêle. Et certains souvenirs nous obsèdent au point qu'on se met dans l'idée de les coucher sur le papier, peut-être plus dans l'espoir de soulager une cervelle fumante que d'en garder une trace écrite...




Il y a quelques années, on parcourait les routes du Médoc avec mon père. A l'époque, il me certifiait qu'il écrivait un roman. Une lubie parmi d'autres, parmi celles qui le prenaient de temps en temps, dont il nous assommait à table entre la salière et le ketchup et qui finissaient par s'évanouir aussi vite qu'elles étaient apparues.

« Putain, qu'il me disait, je crois que je tiens le bon bout. Ce sera un genre de polard campagnard, y aura des bouseux consanguins, des meurtres sanglants, du sexe et un enfant de l’exode rural qui revient vers ses origines et mènera l’enquête ». Mon père est un perfectionniste, il voulait aller recueillir des informations et prendre des notes sur le terrain. Et comme c'était les vacances de Pâques et que je m'ennuyais ferme, il n'avait rien trouvé de mieux que de me proposer de l'accompagner.

C'est comme ça qu'on se retrouvait, trois ou quatre fois par semaine, à quitter Bordeaux à l'aube. Puis on roulait, roulait, roulait dans la vieille R5, on écoutait Black Sabbath à fond et on se racontait des blagues graveleuses en riant aux éclats. On était comme deux vieux potes, ouais voilà une image qui me plait bien. Rien que d’évoquer cette période, et j’ai le sourire aux lèvres.

Le programme était quasiment invariable. Le matin, on s’arrêtait dans quelque village et on en arpentait les rues, saluant les locaux qu’on croisait. De temps en temps, mon père sortait un stylo et un vieux carnet de son sac, il gribouillait quelques trucs avec un air appliqué mais je crois que c’était plus pour donner le change qu’autre chose.

Lorsqu’on avait faim, on s’arrêtait dans le premier restaurant qu’on trouvait, et on se gavait pendant des heures de viandes, de pâtes, de pizzas. On arrosait le tout avec ce qui me semblait être des litres de vin, on riait de plus en plus forts et j’avais la tête qui tournait. L’après-midi le plus souvent, on partait marcher quelques heures dans les vignes en s’appuyant sur des bâtons avant de faire demi-tour, revenir au village et de s’attabler en terrasse pour déguster un café en dorant au soleil. Il me charriait sur les minettes qui passaient dans la rue et que je zieutais du coin de l’œil et on finissait par parler politique en faisant de grands gestes.

Ce jour-là, notre promenade n’avait pas duré longtemps. La pluie avait surgit à peine dix minutes après notre départ et on était revenu à toute allure en se protégeant le crâne avec nos sacs pour se réfugier sous un porche, esseulés, trempés. Lui soufflait comme un bœuf, j’entendais sa respiration laborieuse et sans le voir, je me figurais son ventre se gonfler et s’affaisser tout-à-tour dans un rythme effréné.

Le temps de secouer la tête pour reprendre mes esprits, et j’avisais une vieille église, juste en face de notre position. Les lourdes portes de bois étaient entrouvertes, assez pour laisser filtrer la lumière et des bribes de chants. Le tout exerçait à mon endroit une fascination bizarre, fascination d’autant plus surprenante que j’avais toujours manifesté la plus profonde méfiance à l’égard de la religion. J’étais certes baptisé (ma grand-mère maternelle y avait tenu), mais depuis ce jour où on avait mouillé mon front rose et fripé de bébé brailleur sans mon consentement, je m’étais arrangé pour maintenir une distance respectable entre moi et tout ce qui pouvait ressemble à un curé, une bible ou une croix.

« On va jeter un coup d’œil ? » fit mon père. Puis il ajouta précipitamment : « Histoire d’être à l’abri et au chaud ». Mais moi je sentais bien qu’il ressentait la même attirance que moi, la même urgence d’entrer dans l’édifice de pierre pour y trouver je-ne-sais-quoi, une espèce de trésor sûrement. Difficile à avouer pour un athée pur jus, un type qui aimait citer Marx a tout bout de champ sans jamais l’avoir compris, ni même lu et que l‘art religieux intéressait autant que la reproduction des huitres.

Soit qu’il voulût sauver les convenances vis-à-vis de son fils, soit qu’il tentât de se rassurer lui-même, il fit encore : « Nan et puis ça peut être bien pour mon bouquin… y a un intérêt purement sociologique je veux dire… ». L'inquiétude perçait dans sa voix, sans nulle trace de la conviction bonhomme et de la jovialité habituelle.

J’acquiesçai cependant, et nous bravâmes le front de pluie. Les portes s’ouvrirent sans grandes difficultés, tournant sur leurs gonds en grinçant pour nous ouvrir la voie. Mon père les poussa toutes les deux en même temps, ce qui dût donner à notre entrée un aspect quelque peu théâtral, apparition dégoulinante d'eau de pluie.

Pourtant seuls quelques fidèles se retournèrent au bruit. Les chants avaient cessé. Le reste de l'assemblée nous tournait le dos, fascinée par la psalmodie du curé. Sa voix rêche montait et descendait lentement, dessinant des arabesques envoutantes dans l'air feutré et poussiéreux de la petite église.

Mon père fit mine d'emprunter la nef, mais je lui tirais la manche et lui fît signe qu'il fallait mieux passer par le côté. Pas nécessaire de se faire remarquer en dérangeant la cérémonie. On se glisse donc le long du mur vénérable, deux ombres silencieuses et on s'assoit sur un banc un peu à l'écart, à la verticale des autres. Ce n'est pas très confortable, l'angle des deux planches de bois est parfaitement droit, impossible de s'y caler convenablement. De là, on a une assez bonne vue sur ce qui se passe.

D'abord je crois que je suis un peu tendu. Le banc me fait mal au dos, j'essaye d'écouter ce que lit le prêtre (je devais apprendre plus tard qu'il s'agissait de la Passion de Saint-Jean), d'en saisir le sens mais ma tête est lourde, je n'arrive pas à me concentrer. Je scrute les visages attentifs de l'assistance, j'ai l'impression de me trouver dans un autre monde, peu de mes amis sont croyants et aucun n'est pratiquant, alors ça me fait bizarre de voir tout ces gens réunies par leur foi ou la perpétuation molle d'une tradition familiale désuète, assis bien sagement à écouter le curé, comme au bon vieux temps. J'ai l'impression qu'ils connaissent quelque chose que je ne connais pas, qu'ils partagent un secret qui m'échappe.

Pour tromper l'ennui, j'essaye d'analyser ce que je vois, de me raccrocher aux détails de la scène... L'atmosphère a quelque chose de sale, de pourri, toute cette solennité est oppressante. Et en même temps, je dois en convenir, quelque chose couve, toujours ce je-ne-sais-quoi volatile que t'as l'impression de toucher du doigt alors que tu ne fais que brasser l'air. Quelque chose qui envahit ton corps depuis la plante des pieds et qui remonte le long de tes cuisses, réchauffe ton ventre, tes épaules, ta nuque... Qui te courre le long du dos, comme un frisson.

Je me laisse gagner par la torpeur. Ce n'est pas désagréable, mon corps se relâche. La chaleur m'enveloppe comme du coton, sèche mes vêtements trempés. Le bien-être voilà, pas le bien-être manucure ou le bien être soirée-télé-pantoufles-après-une-dure-journée-de-travail, non mais un bien-être rustique, dur comme le banc d'église à angle droit, vif comme un vent de montagnes. L'impression persistante de te trouver quelque part hors du temps un instant suspendu dans l'éternité.

A un moment donné, le prêtre a descendu les marches en pierre qui l'avaient mené à l'autel. Au pied de ces marches, quelque chose était recouvert d'un tissu violet, entourée de quatre grands cierges. D'un geste gracieux, il a fait tomber le tissu, révélant une croix en bois grossier qui devait faire à peu près la même taille que lui, et qu'on avait disposée sur un socle de façon à ce qu'elle tienne debout, droite.

A ce moment, toute l'assistance s'est levée. Moi et mon père, on a suivi tant bien que mal, tous balourds qu'on étaient, ignorants des usages. Le cureton a pris la croix par son pied et l'a élevé au-dessus de lui, de manière à ce que tous les fidèles la voient. Il a psalmodié et ils lui ont brièvement répondu, à l'unisson. J'ai trouvé ça mystérieux, beau.

Puis il a déposé la croix sur son socle, il s'est incliné devant elle et il l'a embrassée. L'orgue s'est mis à jouer un air, et les gens ont commencé à former une queue pour, chacun son tour, aller adorer.

C'était extraordinaire, fascinant, ces individus de toute sorte qui se pressaient les uns derrière les autres pour aller poser leurs lèvres sur un morceau de bois. Je veux dire, pas « fascinant » au sens sociologique de l'écrivaillon cynique, qui va dans les églises, quêter quelque mère de famille bon teint traînant sa marmaille qu'il pourra ensuite croquer sur son blog à trois visites mensuelles, dans un texte soi-disant « mordant »... Non c'était fascinant parce que je trouvais à la scène, une force et une présence incroyable.

Il y avait dans cette cérémonie, dans la gravité, le respect absolu, l'humilité qui se lisait sur le visage des idolâtres, quelque chose d'infiniment plus saisissant que le plus exalté des sermons. Certains se contentaient de baisser la tête en faisant le signe de croix, ou d'une génuflexion. C'était un coin reculé de campagne, il n'y avait pas d'enfants pour faire de bruit ou s'il y en avait on les faisait taire, on entendait que la mélodie de l'orgue. Je jetai un coup d'œil à ma droite, et je vis que mon père était ému lui-aussi, sans doute malgré lui.

Nous deux, nous n'avions pas bouger. Nous étions des imposteurs, des intrus, blasphémateurs dissimulés dans un coin d'ombre. Les autres ne nous accordaient pas un regard, ne nous remarquaient même pas.

Ce sentiment de brasser dans l'air je-ne-sais-quoi me poursuivait. Je me sentais... je ne sais plus, ou alors c'est que c'est trop indescriptible. J'avais l'impression d'assister, non de participer à quelque chose d'une ampleur gigantesque, quelque chose qui nous dépassait tous. Et qui dépassait sans aucun doute, le simple factuel, le dogme, la lettre, Jésus, les vaticonneries sur la capote et autres, l'Inquisition, le catéchisme, l'opium du peuple. Tout cela avait volé en éclats. Dans l'instant, c'était comme une évidence : j'étais croyant, oui je croyais. Comment aurait-il pu en être autrement ?

L'apothéose vient lorsque ce fût au tour d'un vieux de passer devant la croix. Et lorsque je dis vieux, je n'exagère pas. L'homme ne pouvait quasiment plus marcher, il était soutenu par deux acolytes qui avaient dû l'aider à se lever de son banc. Il fît un signe de croix et il semblait qu'il ne pût guère faire plus. Aussi à l'instant où le « Amen » mourrait sur ses lèvres, les deux gaillards esquissèrent le début du mouvement qui les ramèneraient à leur banc.

Agacé, le vioque les repoussa et s'avança seul avec sa cane, titubant, les jambes flageolantes, vers la croix. Il tomba à genoux sur le sol dur, sans un bruit, mais j'eus l'impression que la violence du choc se répercutait dans mon cerveau, l'onde rebondissant contre les parois de mon crâne. Je serrai les dents.

Très dignement, il saisit le bas de la croix avec ses deux mains et se penchant avec difficulté, il y déposa un baiser avant de s'effondrer sur le sol. Ses soutiens se précipitèrent pour le relever, mais l'homme semblait épuisé, presque à l'article de la mort, comme si cet ultime effort l'avait vidé de toutes ses forces.

Et moi je ne pouvais détacher mes yeux de la scène. L'émotion m'avait pris à la gorge et ne me lâcha pas, mon regard se brouilla peu à peu tandis que la cérémonie suivait son cours. Quelque chose coula en moi et mes organes se liquéfièrent.... transfiguration.

Un instant suspendu quelque part, dans l'éternité... comme un funambule immobile au-dessus d'un gouffre... il a une grande barre pour s'équilibrer... il penche alternativement d'un côté... puis de l'autre... un côté... l'autre...


J'me rappelle plus trop de la suite. On s'est vite retrouvé dans la voiture, sur la route du retour, à rire de nouveau en se traitant mutuellement de fiottes, à faire comme si... mais le cœur n'y était pas. Finalement, on s’est tu, tout simplement, on a laissé le silence s’installer. J’ai pressé mon visage contre la vitre et j’ai regardé le paysage défiler.

Je crois que dans une vie – du moins la vie d’un quidam ordinaire comme la mienne – on a peu d’occasions véritables de rencontrer Dieu. En tout cas, très peu où cette rencontre est aussi évidente, aussi vivante, brutale, saisissante, que celle que j’ai vécu ce jour-là, au détour d'une petite église de campagne. Rassurez-vous, cet épisode ne m’a pas fait devenir bigot. Je ne vais toujours pas à la messe, je baise avec capotes et les blagues sur les prêtres pédophiles me font toujours autant rire.

Ce que j'en ai retenu, je crois surtout que c'est la chose suivante : contrairement à ce qu'il est bon ton d'affirmer (et ce, qu'on le regrette ou qu'on s'en réjouisse), le mystère et la beauté ne se sont pas retirés du monde. A celui qui sait un tant soi peu soulever le voile de poussière qui recouvre les choses, à celui qui fait l'effort de bien regarder, d'ouvrir sa sensibilité pour accueillir ce qui est... à celui-ci, le sublime peut-être se donnera, le temps d'une seconde fugace pour s'échapper l'instant d'après dans cette danse magnifique, cette tension insurmontable et délicieuse, l'hésitation du funambule, dont seuls jouissent les esthètes. Les autres sont ceux qui, conformément à la prophétie d'Isaïe, « auront des yeux mais ne verront pas » et « auront des oreilles mais n'entendront pas ».

L'hésitation du funambule 1/6 19/07/2012 à 13:28
J'ai tout lu. J'ai bien aimé ta façon d'écrire (: [Désolée, je suis pas douée niveau critique, bien que j'adore lire et écrire ] Confused
L'hésitation du funambule 2/6 22/07/2012 à 00:05
j'ai eu du mal à accrocher à ton style au début mais en fait j'aime assez, ça donne l'impression que tu raconte l'histoire de vive voix. Les mots ont l'air de couler naturellement même si c'est certainement bien travaillé, c'est cool x)
Le " juste en face de notre position" est je trouve trop décalé par rapport au contexte. Seul bémol, sinon j'avais repéré une faute mais je la trouve plus ... tant pis.
Et la fin ... Elle vibre. J'aime bien ce texte.
Samoth 
L'hésitation du funambule 3/6 23/07/2012 à 17:34
Héhé, et ben merci (: Faut pas croire, j'ai écris le texte comme ça me venait^^ Je suis juste repassé ensuite pour changer ce que je trouvais trop faiblard, mais j'ai laissé l'original quasiment intact.

La faute, je crois que c'est le "nous n'avions pas bouger", quelle horreur...
Samoth 
L'hésitation du funambule 4/6 02/09/2012 à 00:58
petit up, c'est gratuit
L'hésitation du funambule 5/6 03/09/2012 à 10:01
on parcourait les routes du Médoc avec mon père

Rpz la Gironde tqt ! Yeux Bleus

Sinon j'ai pas tout lu, mais si vous vouliez voir des consanguins fallait aller à Saint Médard en Jalles MDR, pas besoin d'aller à la campagne :p.
J'aime bien ta façon d'écrire, même si je ne suis qu'une feignasse qui n'a pas lu plus de la moitié.
Samoth 
L'hésitation du funambule 6/6 03/09/2012 à 18:19
Je me vois mal situer mon histoire à Saint-Médard mais c'est une idée^^
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